Le Cri du Coyote
Sid Griffin by Eric Supparo
Plus de vingt ans à la tête des Coal Porters, leader des Long Ryders dans les 80’s, londonien né dans le Kentucky, biographe (Bob Dylan, Gram Parsons, The Byrds), journaliste musical, homme de radio, Sid Griffin n’est pas facile à caser. Tant mieux. Son parcours est celui d’un artiste vivant, enthousiaste, lucide, à l’esprit grand ouvert et au bon goût assumé.
En 2010, l’Americana Music Association (AMA) a honoré ce trajet intègre et gourmand de plus 30 ans… à la bonne heure ! Find The One, sous la bannière Coal Porters, est sorti l’an dernier et tourne toujours. Son nouvel album solo vient juste d’arriver… Pour le plaisir et pour la perspective, belle rencontre donc, avec un musicien vif comme un gardon…
Faire de “l’alternative-bluegrass” en 2014, qu’est-ce que c’est ?
Ça se passe bien ?
Ça se passe très bien ! The Coal Porters sont meilleurs que 95% des groupes acoustiques/ folk/ bluegrass/ country/ hipster avec qui nous jouons ! Le public s’élargit, sans aucun doute. Dans mon pays d’origine (“native Dixie”), c’est LA musique du moment. Idem à San Fran- sisco et Brooklyn NYC. Sur Londres, nous attirons en moyenne 200 personnes, et 125 dans les environs, aù-delà du péri- phérique, mais je me demande si ce sont toujours les mêmes qui viennent, d’un côté ou de l’autre de la M25 !
Tu fais de la radio pour la BBC, et tes shows vont des Slits à Bill Monroe en passant par The Replacements. Sens-tu un changement, depuis les 80’s, dans la façon de voir les genres musicaux, les mélanges, les styles ?
Je ne pense pas avoir fait un tel raccour- ci des Slits/ Bill Monroe/ Replacements en une seule émission ! Trop en une fois! Mais disons que dans les 70’s et 80’s je trainais beaucoup dans les magasins de disques des petites villes, décortiquant chaque album, les 45T en particulier. De fabuleux trésors pour quelques sous… Maintenant, tous les styles, tous les sons sont disponibles en un clic sur internet.
En quelques minutes, on peut écouter pour la première fois et quasiment sans effort, The Slits, Bill Monroe & The Blue Grass Boys et The Replacements. Pour arriver au même résultat, il y a 30 ans, il fallait fouiller et prendre le temps…
La distribution digitale est-elle toxique pour la musique ? Faut-il un minimum d’effort pour révéler cer- tains mystères ? Tes livres sur Bob Dylan (Million Dollar Bash en particu- lier)
parlent aussi de ça, de ce qui se passe “derrière le rideau”…
Je ne doute pas une seconde, que la musique populaire -quel que soit son style- joue un rôle plus important dans le vie des gens de 45 ans ou plus que dans celle des moins de 25 ans. Pour mes enfants et leurs amis, la musique est une chose qu’on allume et qu’on éteint, comme la télévision. Ils ont désormais accès à n’importe quel genre de musique de la même façon que l’on trouve une canette de Coca au distributeur le plus proche. Lorsque j’étais adolescent, si un groupe de rock apparaissait dans le show d’Ed Sullivan à la télévision, c’était un événement. C’est le premier endroit où les Américains ont vu The Beatles, puis The Dave Clark Five (ils ont joué deux morceaux… les Beatles ont eu droit à cinq !), puis The Rolling Stones, et j’ai oublié l’ordre pour les autres mais…
C’était l’unique endroit où montrer et faire entendre un nouveau groupe. The Doors, Jefferson Airplane, quelques années plus tard. American Bandstand plus tard aussi, mais en playback sur certains hits. Et c’était TOUT! Si tu allumes la TV ce soir, il y a six ou sept chaines de musique en continu, le rapport mystérieux à la musique ne peut pas être maintenu. L’idée est la même pour l’acte d’ache- ter un album. Il fallait sortir de chez soi, un acte volontaire. Et si le magasin était loin, tu avais tes jambes ou un vélo, et comme tu puisais dans ton argent de poche le choix était incroyablement important…
Et tous les gens de mon âge connaissent ce sentiment, après avoir acheté l’album, le rapporter à la maison, l’écouter et réa- liser qu’il n’était pas aussi bon que dans ton imagination, mais, à force d’écoutes répétées, on apprenait à l’aimer, et par- fois l’adorer ! Je pouvais passer des heures entières à fouiller chez les dis- quaires. Tout ça a un impact sur ta vie, une connection émotionnelle qui ne peut se produire si, le cul sur ta chaise, tu télécharges un morceau unique d’un album, juste celui que tu veux. C’est ni plus ni plus moins, en terme d’émotion et d’impact, qu’une pizza au micro-ondes ! Facile à trouver, facile à manger. C’est triste mais on ne peut pas y changer grand chose..
Il y a une reprise de “Heroes” de Bowie sur le dernier CD. Le bluegrass peut être un style très très précis et codifié, c’est risqué, non ?
Tu parles de blue- grass mais The Coal Porters ne jouent pas réelle- ment du bluegrass. On n’adhère pas au format et cette re- prise de Heroes en est la preuve : on transforme la chanson en une ballade pour feu de camp, comme si The Velvet Un-derground était un groupe de boy scouts. Je ne crois pas que The Grascals ou le Del McCoury Band, aussi bons qu’ils soient, puis- sent faire ça ! Mais disons que cette musique est nettement plus ex-citante à jouer que du rock en 4/4 -que je peux jouer même en dormant. Trouver les bonnes harmonies, les bonnes inter-ventions en solo… mon gars, ça c’est une expérience sonore…
Y a-t-il un côté de ta personnalité qui aime provoquer, mettre l’ampli à fond pour surprendre les gens, ouvrir les esprits, mettre un peu es codes musicaux de côté ?
Pour l’électricité la réponse est non, je n’en joue quasiment plus. On a fait un show avec The Long Ryders en janvier 2014 au Troubadour à Los An- geles et c’était la première fois que je branchais ma guitare depuis 2009 ! Certains festivals bluegrass ne veulent entendre que du bluegrass traditionnel. Et The Coal Porters ne sont pas faits pour ça. Mais, quand on participe au MerleFest, en Caroline du Nord, c’est le para- dis, car les choses ne sont pas autant figées, on peut entendre aussi bien du traditionnel, du new bluegrass, et même
certains groupes d’avant- garde qui mélangent ça avec du jazz et peuvent triturer un accord pendant des plombes! Bref… la plupart des groupes acoustiques folk-bluegrass ont un son similaire. Je ne me vois pas faire ça aus- si, je n’en vois pas l’intérêt, pour moi et pour le public, quand des gens comme Ricky Skaggs & Kentucky Thunder ou The Del McCoury Band vont le réaliser mille fois mieux. C’est absurde de vou- loir prendre la même direction. Mais ces même groupes ne vont pas jouer Heroes ou Another Girl, Another Planet, des titres qui me font plaisir et font plaisir à ceux qui me connaissent un peu…
Find The One, le dernier album des Coal Porters, est une réussite…
John Wood a fait la différence avec Find The One, ce qui explique les bonnes ventes aux USA. Il a travaillé sur les premiers Fairport Convention comme Liege & Leaf et avec Nick Drake. Puis avec des gens comme Squeeze ou plus récemment Beth Orton et Billy Bragg. Cet homme est un génie dans son métier. Le son qu’il a obtenu, les moments qu’il a capturés sont tout bonnement ce que l’on pouvait obtenir de mieux de nous… J’ai une réelle, profonde admiration pour John Wood.
Es-tu heureux avec la formule actuelle du groupe ?
La formation existait, dans sa for-me actuelle, depuis 5 ans, mais malheureu- sement, notre fiddler, Carly Frey, et notre banjoïste, John Cheese, ont dû nous quit- ter en mai. Carly repart dans son Canada natal et John va accompagner sa copine dans un duo folk. Le guitariste Neil Hard, le bassiste Tali Trow et moi-même pour- suivons notre route avec The Coal Por- ters et nous sommes en pleine phase de recrutement. Beaucoup de gens volon- taires et des musiciens excellents, ça fait plaisir. Depuis cinq ans, nous avons fait et vécu de très belles choses. On a tourné aux USA plusieurs fois, on a joué au sublime Stagecoach Festival dans le désert californien près de Palm Springs, joué partout en Europe, partagé la scène avec des monuments comme Roger McGuinn. Aucune raison de se plaindre, donc ! McGui donc !
Le style bluegrass impacte-t-il ta façon d’écrire des chansons ?
Es-tu inspiré par des standards, leur structure ? Est-ce que, pour ce groupe, tu “t’interdis” d’aller dans certaines directions, trop “rock ‘n’ roll” ou trop “folk” ?
Non, comme je le disais, nous ne nous définissons pas comme un groupe de bluegrass. Si c’était le cas, nous n’aurions pas des titres comme Gospel Shore ou The Betsey Trotwood à notre répertoire. Le genre musical ne dicte pas l’écriture, en tous cas pas chez moi…
Vous avez joué au festival de La Roche en France. Comment est perçue votre musique, en Angleterre, Allemagne, pays latins, USA ?
Généralement, les choses se passent mieux aux USA et dans les pays celtes… Ils “comprennent” ce que l’on fait de A à Z, sans le moindre doute. Les pays celtes ont la note bleue dans leurs musiques… avec bien sûr nos amis de l’Afrique de l’Ouest, source de tout ça… Mais quand on est en France ou en Allemagne, la structure même de la musique, la façon de la jouer et de l’entendre, la mémoire collective sont totalement différents. En Allemagne, ils aiment les choses précises. Beethoven, par exemple, n’avait pas cette note bleue non plus… Tu connais sans doute la célèbre citation de Muddy Waters : “Ma mu- sique n’est pas juste faite de touches noire ou blanches sur le piano… elle est faite de notes qui sont entre les deux”. Ça a donc à voir avec ce moment où tu tires sur la corde jusqu’au point où tu n’es plus vraiment sur la gamme, c’est trop tranchant ou trop plat, bref ça ne devrait pas se faire mais c’est en fait ce dont la chanson a besoin. Le Blues est rempli de ces notes bleues… En France vous avez une tradition avec des longues chansons à texte. L’idée d’un morceau couplets/ refrain n’est pas la plus forte. Les pays celtes ont ça dans leurs sou- venirs, leurs gènes, et c’est sans doute plus facile pour accepter les ponts que l’on lance entre la musique folk irlandaise et le blues afro-américain.
Parmi tes nombreuses occupations, tu a ton label : Prima Records. Com- ment vois-tu l’évolution du music business ?
Il est clair que les gens n’achètent plus aujourd’hui autant de musique qu’avant. En quinze ans, les ventes se sont effondrées de 40%, tous supports confondus. Et on vole la musique désormais, c’est si simple. Et c’est tragique. À la fois pour les groupes qui débutent ou ceux de mon âge. Ça signifie, si on va au fond des choses, que les gens qui ont entre vingt et quarante ans, ne sont plus “dans” la musique. Du tout. Point final. Ils ne vivent pas pour ça, et ne prennent pas de risques pour ça. Et pour ce qui est du format digital, malgré tout ce que l’on peut entendre, ça ne récupère pas les pertes des ventes des albums “physiques”. Avoir un label de nos jours est un acte de foi. C’est devenu très très dur et je peux témoigner que ce n’était pas, non plus, un pique-nique au parc il y a trente ans !
Tu peux avoir toute la liberté que tu veux, diffuser sur Inter- net certes, mais si tu ne touches pas ton public, cette liberté n’est que du vide et tu perds ton temps. En tant qu’artiste donc, si tu perds ton temps là-dedans, ça veut dire moins d’énergie à écrire des bonnes chansons et moins de temps pour pratiquer ton instrument… Bref, je ne suis pas persuadé que la tendance soit bénéfique pour les musiciens…
Tes projets, sur disque ou papier ?
J’en ai toujours plein ! Il y a d’abord un nouvel album solo qui sort en septembre, quelque chose dans l’esprit du Neil Young de Prairie Wind, Silver & Gold ou Comes A Time. Enregistré à Nashville, avec des musiciens du coin, des vieux amis et des nouveaux… Sierra Hull, Mark Fain (Kentucky Thunder), Justin Moses… et un certain Sid Griffin. J’en suis fier et je suis heureux de pouvoir jouer en solo aussi à cette occasion. Certaines chansons là- dessus sont réellement importantes pour moi, cet album est comme un point de passage, j’en suis sûr. Son titre est The Trick Is To Breathe. Inspiré d’un journal lu récemment. En ces temps de crise, il ne faut rien lâcher, ne pas baisser les bras…
Avec The Coals Porters, et la nou- velle formation, on devrait enregistrer à l’automne et sortir quelque chose au prin- temps. C’est toujours excitant d’avoir du sang neuf dans un groupe, même si nous regrettons le départ de Carly et John. Quant à l’écriture, j’ai commencé la troi- sième et dernière partie de ma trilogie sur Bob Dylan. Elle concerne les “années Je- sus”. Je vais me concentrer sur l’impact de la Bible sur ses chansons, et mettre le tout dans le contexte du moment. Ça va me prendre quelques temps, tu t’en doutes ! Pas avant 2016, au mieux… Et je prépare pour la BBC World Service un show spécial sur la puissante scène de Nashville… Disponible partout en sep-
tembre ou octobre..
Écoutes-tu beaucoup de musique ?
Es-tu curieux de nouveautés ?
J’écoute autant de musique que pos- sible mais je laisse les jeunes groupes de rock de côté, je dois l’avouer. Pas assez de notes bleues, si tu suis mon idée… Je suis lassé de ça, des
progressions simples I-IV, des répétitions à gros vo- lume, le volume créant à lui seul la tona- lité et le corps du morceau. Quand des groupes comme le Velvet Underground, The Ramones ou Jesus & Mary Chain sont arrivés, ils n’avaient pas non plus cette note bleue, ils sont même devenus célèbres pour avoir la règle inverse, “no blues riffs”. J’ai aimé, profondément aimé le Velvet et les Ramones, mais entendre les petits-enfants ou les petits-petits-en- fants de leurs morceaux, non merci. Au- cune tripe, aucune vision, aucun pathos, juste des pleurnicheries sur la pauvre vie domestique du chanteur… Little Richard, Frank Sinatra, Otis Redding, Aretha, Hank Williams… ces artistes-là avaient aussi des histoires pour faire pleurer dans les chaumières, MAIS leur mes- sage savait prendre l’ascendant, donner un horizon, de l’espoir dans le désespoir, We Shall Overcome. Ces chanteurs-là n’étaient pas assis sur leur dépit, barbo- tant dans leur apitoiement égocentrique. Il ne faut jamais, jamais, abandonner, mes chers amis ! ©
The Trick Is To Breathe
Enregistré à Nashville, ce nouvel album solo de Sid est à on image : direct, joueur et sincère. Une très belle sélections de titres (les textes de Between The General & The Grave ou Circle Bar sont magnifiques), emballés avec le miminum d’effets. On y retrouve l’ambiance Coal Porters (son groupe en Angleterre) sur deux-trois morceaux (Get Together), mais ma préférence va sans doute aux ballades les plus délicates (Everywhere, Who’s Got A Broken Heart ou We’ve Run Out Of Road), où la sensibilité de Griffin éclaire à elle seule toute la scène. À ses côtés, Mark Fain et Justin Moses (compères de Ricky Skaggs et Kentucky Thunder) ou Sierra Hull (jeune mandoliniste de grand talent) donnent à cet album des couleurs roots idéales. L’enchaînement Front Porch Fandango (instrumental décrit par son auteur comme “Devo jouant un riff bluegrass” !) avec Punk Rock Club (sorte de liste non-exhaustive des réflexions à demi-mot du public à l’issue d’un concert punk) vaut à lui seul toutes les explications : Sid Griffin est totalement allergique au rangement, aux boîtes, aux étiquettes. Il n’en fait qu’à sa tête et c’est tant mieux. Il aime la musique, avant tout. Cet album en est la preuve en 12 chansons-mesures. Le digne successeur de As Certain As Sunrise, à la fois totalement différent et fidèle au credo de son auteur. Un beau moment en sa compagnie, une bouffée d’air frais, vraiment. (ES)
Article from Le Cri du Coyote n°142 –